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LECTIO DOCTORALIS DEL PROF. JACQUES LE GOFF IN OCCASIONE DEL CONFERIMENTO DELLA LAUREA AD HONOREM IN LETTERE DELL'UNIVERSITA' DI PARMA (19/10/2000)                            

                                                                   L’IMAGINAIRE MEDIEVAL

 

Si j’ai choisi ce théme de discours en ce lieu c’est pour trois motifs.

Le premier ce parce que l’histoire q’on dit aujourd’hui trop facilement en crise et qui en réalité subite une mutation conforme aux théories de Gramsci, qui a montré qu’on parle trop de crise en regardant vers un passé que l’on voit avec nostalgie disparaitre alors qu’il s’agit si on regard vers l’avenir de mutation géneratrice de nouveauté et d’espoir. Au coeur de cette mutation, d’où elle commence à sortir plus novatrice, plus exploratrice, l’histoire manifeste un élargissement à de nouvelles sources, à de nouvaux domaines.

L’histoire de l’imaginaire est un de ces domaines nouveaux. En parler c’est parler des nouvelles ambitions du métier d’historien et de ses nouvelles responsabilités pour expliquer le monde et la société dans son évolution, dans le temps. Et comme toujours la vision renouvelée du passé qui en résulte est éclairée par des phénomènes actuels. Dire de notre époque qu’avec la télévision, la bande dessinée entre autres, elle est une époque d’images, est devenu une banalité. Montrer que dans un autre contexte, avec d’autres objectifs et d’autres conséquences, il en a été de meme dans le passé c’est aussi montrer que dans la long durée l’image a une dimension esthétique essentielle.

Le second motif de mon choix, c’est que, médiéviste, je constate que la culture médiéval, à travers les évolution et les changements survenus au cours de cette longue période, est non seulement une culture en images, mais une culture d’images. Ainsi l’image est devenue à part entiére un document historique spécifique, plus riche, plus fondamental, sans perdre sa valeur estétique. L’image investit toute notre vision du passé médiéval  et d’abord l’histoire de l’art elle-meme qu’elle transforme. Si l’imaginaire ne se réduit pas aux images, la métamorphose récente de l’image dans ses fonctions culturelles et sociales est un des phénomès qui ont engendré l’histoire de l’imaginaire.

Mon troisiéme et dernier motif pour vous parler de cette histoire nouvelle est que nous sommes à Parme . Meme si la vie et l’éclat de Parme ne se sont aretés à la fin du Moyen Age, meme si Parme est aujoud’hui sur tous le plans – et notamment le plan universitaire – une cité vivante et créatrice, la Parme médiévale par ses monuments a nourri depuis des siècles l’imaginaire des Parmesans, des touristes, des ses nombreaux admirateurs passionnés en Europe et dans le monde. Les deux monuments qui en sont les principaux foyers, il Duomo e il Battistero, sont des lieux d’images, des théatre d’image où se jouent le drame de l’homme face à Dieu, sur terre et dans le ciel et le destin de Parme, image de la Cité terrestre cherchant à se transformer en image de la Cité céleste. Et dans cette motivation entre aussi mon désir de rendre hommage au Centre d’Histoire de l’Art de l’Université de Parma et à son directeur le Professeur Arturo Carlo Quintavalle, magister immaginum.

Pour définir l’imaginaire il faut le distinguer des concepts voisins. D’abord de la représentation, vocable très géneral qui englobe toute traduction mentale d’une réalité extérieur perçu. La représentation d’une cathédrale, c’est l’idée de cathédrale, ses liens avec l’évêque, avec la cité, sa place dans l’histoire de l’art. L’imaginaire d’une cathédrale c’est l’ensemble des images offerts par la vision de la cathédral et ses images et en particulier ses images poétiques telles qu’elles présentent à travers la littérature de l’art: la Notre-Dame de Paris de Victor Hugo, les quarante tableaux de la cathrédale de Rouen de Claude Monet, la Cathédrale engloutie des Préludes de Claude Debussy, entre autres. L’imaginaire déborde la représentation. La fantaisie, au sens fort du mot, l’entraîne au-delà de l’intellectuelle représentation. L’imaginaire ne se réduit pas non plus au symbolique.. Le symbolique renvoie à un système de valeurs sous-jacent, historique et idéal. L’imaginaire exploite poétiquement le symbolique, le fait fleurir en images. Quand Victor Hugo dit de Notre-Dame, vue par Quasimodo:"La cathédrale ne lui était pas seulement la sociétè, mais encore l’univers, mais encore toute la nature", il dégage la symbolique de la cathédrale, miroir des trois mondes pour Quasimodo, mais il esquisse une cathédrale imaginaire quand il ajoute:"toute l’église prenait quelque chose de fantastique, de surnaturel, d’horrible, des yeux et des bouches s’ouvraient ça et là…".

L’imaginaire n’est pas l’imagination pure c’est la réalité travaillée par l’imagination. Cette imbrication de la réalité et de l’imagination fonde l’intérêt de l’imaginaire mais constitue aussi une des principales difficultés à le saisir.

Il faut enfin distinguer l’imaginaire de l’idéologique. Certes les grandes constructions de l’imaginaire sont aussi presque toujours de grandes mises en scène idéologiques: l’image des deux glaives, celle de l’âge d’or, des lieux de l’au-delà, proviennent souvent de la volonté des puissants, des clercs notamment, de mieux manipuler et imposere des thèses idéologiques et politiques. La plus haute création littéraire de l’imaginaire médiéval, la Divina Commedia, n’est-elle pas le moyen pour Dante de servir des combats politiques? Cette imbrication de l’imaginaire et de l’idéologique ne fait que rendre plus féconde, plus nécessaire une reflexion sur la nature et les fonctions de l’imaginaire.

Si l’imaginaire est ainsi lié à quelques-unes au moins des facultés par lesquelles les hommes cherchent à comprendre le monde dans lequel ils vivent et à maîtriser pour réaliser leurs aspiration, il en découle que l’imaginaire a une histoire. Le connu et les formes ( à supposer que cette distinction soit pertinente) de l’imaginaire changent avec le temps et suivent la vie des socétés à travers les vicissitudes, les crises, le renouvellements, les créations qui marquent tout les secteurs de l’historie, vécue par les hommes et les femmes en société et par les historiens qui s’efforcent de les expliquer.

L’imaginaire de l’église au Moyen Age n’est pas le même que celui du temple dans l’Antiquité, et dans la longue durée au Moyen Age même l’imaginaire qui semble le plus stables, le plus soustrait aux avatars du temps historique, èvolue. L’imaginaire des sacrements: baptême, eucharistie notamment, évolue, et même celui de Dieu: le Christ en particulier se transforme d’une image de majesté en une image de souffrant, de crucifié; l’imaginaire marial suit les évolutions du culte marial. J’ai essayé de montrer comment l’image de l’au delà s’était profondément transformée aux XIIe-XIIIe siécles et comment était né l’imaginaire d’un nouveau lieu de l’au-delà, le Purgatoire.

Object d’histoire donc, l'imaginaire s’offre comme toujours à l’historien à travers des documents. A peu près n’importe quel document historique peut être traité sous l’aspect de l’imaginaire. Une charte, un contrat peuvent fournir des images de la culture, de l’administration, du pouvoir. Le Moyen Age connaît un double imaginaire de la parole et de l'écrit qui ne sont pas les mêmes. Pour l’historien de l’imaginaire si les écrits restent, les paroles, tout en volant, sécrètent de l’imaginaire s’appuie sur des documents privilégiés: le oeuvres littéraires et les oeuvres artistiques. Mais s’il leur impose un traitement nouveau comme sources historiques, l’historien doit tenir compte de leurs spécificités et en particulier des visées esthétiques qu’elles incluent et qui les animent.

Mais s'il leur impose un traitement nouveau comme sources historiques, l'historien doit tenir compte de leurs spécificités et en particulier des visées esthétiques qu'elles incluent et qui les animent. Ainsi un des bénéfices qu'apporte à l'histoire generale l'histoire de l'imaginaire est d'obliger les historiens dits "purs" (quelle horreur) à dialoguer, à travailler avec les historiens de la littérature et de l'art - en transgressant l'absurde et catastrophique division du savoir et de l'enseignement entre des domaines artificiels encore reflétés malheureusement aujourd'hui par la division des facultés universitaires. Si des dialogues communs, favorisés par l'histoire de l'imaginaire, ne se développaient pas, que serait par exemple le Moyen Age sans les ceuvres littéraires, les ceuvres d'art, le droit? Il faut multiplier les institutions dont le domaine de recherche et de réflexion soit le Moyen Age entier et non morcelé, défiguré, exsangue.

L'importance des oeuvres d'art nous raméne aux images et laissant provisoirement de côté les images mentales, je me permets, sans oublier que je ne suis pas l'historien de l'art - mais je regard les oeuvres et je lis les historiens de l'art - d'évoquer la révolution de la notion d'image qui a été un aiguillon à l'émergence d'une histoire de l'imaginaire.

Torna Su     

L'étude des images s'est constituée en champ scientifique spécifique à la fin du XIX siécle, sous le titre d'iconographie qui, en français, est apparu dans son sens moderne en 1873. Le grand nom, pour le Moyen Age, reste celui d'Emile Mâle. L'italien avait apporté plus tôt, venu du grec, iconologia qui concurrença iconographia au XXe siècle avec de grands noms comme Aby Warburg, Erwin Panofsky et Meyer Shapiro.

L'étude des images suivait le mouvement de généralisation et de théorisation qu'avait connu l'ethnographie devenue ethnologie. C'était une promotion: il ne s'agissait plus seulement d'un domaine d'oeuvres, mais d'un savoir. Nous sommes en train de vivre une troisième métamorphose par une nouvelle extension et promotion de la notion d'image. Je ne ferai qu'un nom, celui de Hans Belting qui, étudiant les relations entre image et culte, propose "une histoire de l'art avant l'époque de l'art".

Cette révolution est particulièrement éclairante pour le Moyen Age car elle rejoint (elle en provient d'ailleurs en grande partie) la notion médiévale: imago. Cette notion, qui renvoie aussi bien aux objets figurés qu'aux "images" du langage et aux "images mentales" de la méditation et de la mémoire est, comme l'a dit Jean-Claude Schmitt, "au centre de la conception médiévale de l'homme et du monde". L'image / imago obtient ainsi un statut comparate à celui du Verbe et de l'Ecriture (Sainte). Elle concerne "I'anthropologie chrétienne tout entière" puisqu'elle définit l'homme tout au début de la Bible, dans la Genèse. Adam a été créé ad imaginem Dei. Regardez l'homme au travail dans les statues des mois du Battistero di Parma. Dans la double lecture parfaitement définie par Arturo Carlo Quintavalle et retrouvée par Chiara Frugoni dans les images de la genèse du Duomo di Modena si, à un premier niveau l'homme y est ce paysan laborator figuré dans les travaux réalistes de l'act.ivité rurale. il s'impose à un niveau superieur grace au genie de l'artiste comme imago Dei, collaborateur de la création continuée de l'homme et de l'univers par le travaii.

Avant d'être reconnu comme Dieu lui-même. Jésus est presente par le Nouveau Testament comme imago Dei, et quand l'idéoìogie royale s'imposera aux Xlle et Xllle siècles le roi sera exalté -comme imago Dei. Ou encore comme le dit Alphonse X el Sabio de Castille "l'image du roi c'est le roi". On le voit sur les sceaux, les armoiries, les monnaies.

Ce statut de l'imago distingue fondamentalement le christianisme du judaïsme et de l'islam qui sont aniconiques, qui ont refusé les images de Dieu et de l'homme, et même du byzantinisme qui a été traversé par des flambées d'iconoclasme et qui en sacralisant les icônes (alors que l'image chrétienne tire de Dieu sa valeur et son efficacité) a paralysé l'évolution de l'image dans le temps, dans l'histoire. L'histoire de l'imaginaire permet aussi de comprendre une grande évolution de la piété médiévale: l'intériorisation. Les images extérieures sont aussi devenues des images intérieures. L'histoire de l'imaginaire permet aussi de voir que, a travers l'image, s'est opéré le lien intime entre le visible et l'invisible qui caractérise la vision médiévale de l'univers. Jean-Claude Schmitt a justement dit que l'image "présentifie" l'invisible.

L'histoire de l'imaginaire met en valeur la primauté parmi les sens de l'homme médiéval de la vue, de l'oeil. L'histoire de l'imaginaire éclaire trois phénomènes privilégiés dans les obsessions des hommes et des femmes du Moyen Age.

D'abord l'obsession de l'espace et du temps. Le lieu par excellence de la société humaine - quel que soit l'importance fondamentale de la terre et de l'économie rurale - c'est la ville. Et la ville est elle-même une imago et un théátre d'images ou des monuments tiennent une place essentielle: la muraille, la tour, l' église. Parma est une imago fascinante où s'imposent comme lieux d'images le Duomo et le Battistero. Et l'imaginaire de la ville se réfère à trois images urbaines modèles: Jérusalem, Rome, Constantinople.

Autre lieu privilégié d'images: l'Au-delà. Le Paradis, l'Enfer, le Purgatoire, les Limbes sont des images imposant le désir du salut, la peur de la damnation, l'espoir en un surplus de purification post-mortem.

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Et encore ces phénomènes fondamentaux pour la compréhension de l'anthropologie médiévale sont fondés sur des images: le rêve, l'apparition, et à travers un mot significatif, la vision. Et il faut souligner que l'imaginaire a souvent fait agir (il en est de même encore aujourd'hui) les hommes et les femmes du Moyen Age. On a montré que le plus puissant moteur des croisades a été l'image de Jérusalem.

Enfin l'évolution de l'imaginaire médiéval se manifeste par le lent processus qui, des images liées au culte et au sacré, fait se détacher deux nouvelles catégories d' images: les images de dévotion et les images profanes.

J'ai déjà trop abusé de votre patience pour m'étendre sur l'enrichissement de la science historique par le développement de l'histoire de l'imaginaire.

Je me contenterai d'évoquer deux de ces enrichissements. L'histoire de l'imaginaire permet d'améliorer le dialogue fécond de l'histoire avec les sciences sociales qui ont depuis longtemps fait appel aux images, la sociologie, l'anthropologie et la psychanalyse, dans laquelle Freud a intronisé. en la redéfinissant, l'imago.

L'histoire de l'imaginaire a aussi obligé l'historien à étudier l'histoire dans le passé et le présent et bientôt, je l'espère, dans l'avenir, comme phénomène se développant sur deux plans: celui des "réalités" et celui de l'imaginaire, qui est une autre réalité. La tâche de l'historien désormais est d'expliquer les rapports entre ces deux réalités dont l'ensemble constitue la trame de l'histoire. Cher collègues, mesdames, messieurs, comme je voudrais, en conclusioni vous redire ma profonde reconnaissance pour l'honneur que vous me faites, je vous dirai que je conserverai comme une image profondément touchante le rituel que constitue cette cérimonie.

Née du culte, l'image médiévale s'est particulièrement exprimée dans la liturgie. J'en sens mieux la signification et la force à travers cette liturgie universitaire par laquelle vous m'avez accueilli parmi vous selon un rituel où je ressens, grâce à votre générosité et votre amitié, le double charme de la réalité et de l'imaginaire…

Jacques Le Goff

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